Certification éthique et logiciel libre

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Partie 1 - Impliquer monsieur et madame Tout-le-monde dans le mouvement pour le logiciel libre

À l'heure actuelle, les personnes qui militent activement dans le mouvement pour le logiciel libre ont tendance à partager l'ensemble des caractéristiques communes suivantes : elles ont de fortes compétences en informatique, travaillent probablement dans un secteur de cette vaste industrie globalisée et sont plus ou moins politisées. En d'autres termes, elles constituent réellement une toute petite minorité de nous tous, les humains, qui chaque jour sommes de plus en plus dépendants des ordinateurs. La majorité d'entre nous, les humains, avons une relation aux ordinateurs qui ressemble à celle que nous avons avec les automobiles : la plupart d'entre nous n'en avons pas et ceux qui en ont une veulent s'en servir pour aller du point A au point B et non pour la démonter en pièces et apprendre comment fonctionne le moteur. Telle est la réalité de la plupart des humains qui achètent les gadgets numériques que notre industrie déversent sur eux à torrent.

Rejoindre la masse des consommateurs

Réfléchissant à cela, je me suis demandé (un beau jour que je rêvassais) s'il n'y avait pas quelque chose que nous, les principaux protagonistes du mouvement pour le logiciel libre, pouvions faire pour mieux rejoindre la masse des consommateurs qui achètent les produits et services qu'offre notre industrie. Y a-t-il quelque chose que nous pouvons faire pour que nous, les citoyens qui par moment portons notre chapeau de consommateurs, soyons plus directement impliqués dans la bataille pour les libertés informatiques?

Et une des raisons pour lesquelles je me posais cette question est que je participe, comme bon nombre d'autres personnes politisées qui font des efforts pour agir en bons citoyens (mais contrairement à moi ne comprenant pas nécessairement le sens des mots « compilateur », « code source » ou « exécutable »), je participe, dis-je, à un autre grand mouvement éthique, celui du commerce équitable. Et ma participation à ce mouvement est vraiment très simple : je joue les consommateurs et je cherche un logo sur un emballage. Tout le monde peut faire ça. Le pré-requis à la participation ne pourrait pas être moins exigeant.

Et, alors que je rêvassais, mais pas nécessairement le même jour (je fais ça beaucoup), je me suis demandé si peut-être il n'était pas inconcevable que la participation au mouvement pour le logiciel libre soit un jour aussi simple que d'identifier le logo d'une marque éthique dans mon champ de vision, logo qui signifierait que le produit que je m'apprête à acheter est opérationnel sans avoir recours à du logiciel non-libre.

Le logiciel libre est déjà une question d'éthique

Le logiciel libre est définit en fonction de critères qui ont essentiellement trait à l'éthique. Il pourrait facilement être soutenu que les développeurs faisant le choix de publier leur code sous une licence de logiciel libre, font quelque chose de très analogue à ce que fait par exemple ce producteur de café ou de sucre lorsqu'il distribue sa production via les réseaux de commerce équitable. Il y a évidemment des différences, la plus visible étant peut-être que l'acheteur final de grains de café certifiés équitables s'attend à payer plus, alors que l'utilisateur d'une copie d'un logiciel libre s'attend à ne payer rien du tout. Conséquemment, l'argument économique qui est parfois défavorable aux produits équitables (aux yeux des citoyens irresponsables) n'est même pas applicable dans le cas du logiciel libre! Voilà un avantage manifeste.

Une image vaut mille mots

Je ne me suis pas arrêté à ces réflexions. Par suite d'une longue méditation sur le sujet, j'en suis venu à croire que d'une façon ou d'une autre le mouvement pour le logiciel libre allait devoir trouver le moyen de mieux dialoguer avec les masses non techniques. Bien que la plupart des technophiles puissent aisément en venir à comprendre les logiciels, leurs licences, et ce qu'on peut et ne peut pas faire avec eux, tous les technophiles mis ensemble ne forment qu'un tout petit sous-ensemble de tout ceux qui achètent du matériel numérique. À mon avis, il n'est pas impossible d'amener les citoyens à être généralement au fait de l'importance des libertés informatiques, mais il n'est pas réaliste d'espérer que monsieur ou madame Tout-le-monde commence un jour à poser des questions à propos des licences des logiciels qui font tourner le gadget quelconque qu'il ou elle s'apprête à acheter. Et pourtant, soutenir le logiciel libre et agir en conséquence implique de porter attention aux licences des logiciels. Je crois que nous répondrions à un vrai besoin des citoyens, ceux qui ne sont pas techniques en particulier, si nous déléguions à un organisme à but non-lucratif la tâche de certifier pour nous les produits numériques qu'en tant que citoyens consciencieux nous pouvons acheter sans danger si nous avons à cœur la liberté et voulons joindre l'acte à la parole. Et si nous communiquions tout ça via un logo que nous aurions nous-mêmes créé.

Comment pouvons-nous réaliser cela? Pour parler en jargon informatique, comment pouvons nous implémenter cette idée?

Partie 2 - Normes et programmes de certification

Comment peut-on appliquer la consommation éthique au logiciel libre? Plus précisément, la question à laquelle je tente de répondre est la suivante : Comment contribuer à l'émergence d'une communauté d'échanges commerciaux comparable à celle qui gravite autour des produits certifiés équitables ou biologiques, mais pour les produits numériques (et ultimement pour les services en ligne) qui seraient conformes à une norme dérivée de l'éthique du logiciel libre?

Établir une norme

Une façon dont la certification pourrait être faite serait d'établir de nous-mêmes une norme définissant des critères de conformité à l'éthique du logiciel libre et des programmes de certification permettant de vérifier (et en bout de ligne de certifier) cette conformité dans des cas réels.

Nous avons déjà, par chance, une norme décrivant ce qui est et n'est pas un logiciel libre dans la définition claire que la FSF lui a donné. Pareillement, nous avons déjà une liste des licences de logiciels qui respectent les quatre libertés fondamentales des utilisateurs d'ordinateurs. Ce dont nous avons besoin maintenant c'est d'une norme qui spécifie les critères qu'un produit numérique doit rencontrer pour se conformer à l'éthique du logiciel libre. Esquissée rapidement, ce pourrait être la capacité d'un appareil numérique à être utilisé, dans toutes ses fonctions 1) sans avoir recours au logiciel non-libre et 2) tout en procurant le même service après-vente et la même garantie du fabricant dont jouissent les autres consommateurs de ce produit.

La même chose pourrait être faite pour les services en ligne, en posant comme critère de conformité (en un mot) qu'ils ne doivent pas entraîner l'exécution de logiciel non-libre dans la livraison du service au client. Évidement, cela concerne autant le logiciel installé du côté serveur qui participe directement à la livraison du service que le logiciel téléchargé du côté client.

Programmes de certification

Nous devons développer des programmes efficaces et peu cher pour vérifier qu'un produit ou un service respecte véritablement la norme que nous voulons établir. Les fabricants d'appareils numériques qui seraient intéressés à vendre sur notre marché pour avoir notre argent devraient obtenir un certificat pour les produits qu'ils prétendent capables de fonctionner pleinement au moyen de logiciels libres uniquement, dès le déballage et en jouissant complètement de la garantie et du service après-vente. Un tel certificat autoriserait son détenteur à afficher un logo visuel reconnu et valorisé par les consommateurs avertis.

Une des façons possibles de réaliser cela serait d'exiger du demandeur 1) de fournir un accès au(x) répertoire(s) contenant le code source des logiciels utilisés pour le fonctionnement de l'appareil et 2) d'envoyer un exemplaire du dit appareil au bureau de certification (par la poste, aux frais de l'envoyeur). Après avoir vérifié les licences des fichiers du code source*, le bureau tenterait de construire le logiciel à partir des sources pour ensuite tester l'ensemble des fonctions dont l'appareil est sensé être capable. Évidemment, si l'appareil nécessitait un quelconque logiciel non-libre pour fonctionner, cela deviendrait bien apparent à cette étape. À mon avis, une vérification finale concernant la garantie du fabriquant et le service après-vente devrait être faite avant d'émettre le certificat, de sorte que les consommateurs qui ont opté pour le logiciel libre ne soient pas traités comme des citoyens de seconde classe et n'en viennent jamais à regretter leur choix éthique.

Dans le cas des services en ligne, il est difficile d'imaginer qu'une vérification sérieuse puisse se faire sans envoyer une personne pour inspecter la salle des serveurs et s'assurer que tous les logiciels en opération sur l'équipement impliqué dans la livraison du service sont véritablement libres. Conséquemment, la certification dans ce domaine pourrait s'avérer à la fois lente et coûteuse, en plus d'être de courte durée car les salles de serveurs ont tendance à être agrandies et mises à jour. Que pouvons-nous faire pour solutionner ce problème? Pour le moment, je n'ai pas de bonne réponse à cette question, mais peut-être que mes lecteurs penseront à des solutions qui peuvent être mises en place pour surmonter les difficultés que semble poser la certification des services à l'heure actuelle. Étant donné le défi que posera sans aucun doute la certification des appareils numériques, peut-être est-ce en fait une bonne chose que nous concentrions nos efforts sur la réalisation de ce type de certification avant d'en réaliser d'autres.

Un organisme certificateur certifié

Lorsque le volume des applications au programme de certification des produits le justifiera, nous devrions viser comme objectif de faire faire la vérification par un organisme certificateur autonome, dont la neutralité, l'indépendance et la transparence seraient reconnus par tous après qu'il eût obtenu son accréditation ISO 65 (EN 45011). Oui, vous avez bien lu : il existe effectivement une norme pour certifier qu'un organisme certificateur est bel et bien éthique et efficace et pas de la frime.

Dans la troisième partie de ce texte, je réponds à quelques-uns des « arguments », que certaines personnes sont susceptibles de formuler en réaction aux idées que j'avance dans cette série.

Notes

* Cela peut déjà être accomplit à distance jusqu'à un certain point avec ohcount, l'outil d'analyse de fichiers de code source derrière le site Ohloh, dont une des fonctions permet justement la détection des licences de fichiers de code source. La capacité de vérifier le code source fichier par fichier, via le réseau, nous fournirait l'avantage précieux de permettre une solide pré-validation des demandes avant même d'autoriser l'envoi d'un appareil à notre bureau pour effectuer les étapes les plus longues du programme de certification.

Part 3 - Ouais, mais ça ne marchera pas parce que...

Ça ne marchera pas parce que nous ne sommes pas assez nombreux à nous intéresser à nos libertés. Ça ne marchera pas parce l'industrie ne suivra pas. Ça ne marchera pas parce que la consommation éthique ne marche pas. Je prédis que ce seront les objections les plus fréquemment soulevées en réaction aux idées avancées dans les deux précédents articles.

Il va sans dire que nous rencontrerons des défis si nous devons mettre sur pied une organisation dont la mission serait d'émettre un certificat à un demandeur lorsqu'il aura été vérifié que l'appareil numérique qu'il fabrique peut au déballage être employé en ayant recours uniquement au logiciel libre. De sorte qu'un tiers parti neutre puisse garantir à celui ou celle qui achète un portable, une imprimante, un téléphone ou n'importe quelle composante numérique, que son achat encourage directement le développement d'une alternative aux logiciels qui nous prive tous de nos libertés.

Nous ne serons pas assez nombreux

Il est certain que notre effort sera marginal au début. Il y aura peu d'appareils certifiés. Ces appareils seront peut-être mal connus du public en général dans la plupart des pays. Mais la marginalité à l'échelle planétaire peut rapidement signifier des centaines de milliers de personnes et progressivement des millions. Plus important que le volume des ventes au départ, les consommateurs qui achèteront ces produits sauront ce que signifie le logiciel libre : l'étiquette que nous créerons véhiculera le message que les étiquettes/marques/slogans auxquels nous sommes habitués ne véhiculeront jamais.

Un avantage que nous aurons par rapport aux autres initiatives de consommation éthique est que nous n'aurons pas besoin de vérifications à toutes les étapes de la chaîne de production. Nous n'avons besoin que d'une vérification des licences des fichiers du code source. Cette vérification faite, il ne reste qu'à confirmer que si nous construisons le logiciel à partir du code source vérifié, nous nous retrouvons bel et bien avec un appareil tout à fait fonctionnel, appareil que le fabricant s'engage à soutenir sans aucune pénalité pour les clients qui aiment la liberté.

L'industrie ne suivra pas

L'industrie informatique ne suivrait peut-être pas si nous disions que les appareils doivent être livré avec uniquement du logiciel libre dans la boîte. Mais ce n'est pas ce que nous disons ici. Ce que nous demandons c'est une alternative libre. Les constructeurs d'ordinateurs de bureau, de portables et miniportables offrent déjà Windows 7 ou Vista ou XP (ou même Ubuntu) en option. En ce qui concerne les fabricants de composantes informatiques, ils développement déjà des pilotes pour une variété de plate-formes, typiquement pour Windows et Mac OS X. Tout est déjà en place pour accueillir des alternatives. Notre tâche sera de faire en sorte que l'industrie voit bien qu'il est dans son intérêt d'offrir l'alternative libre.

Aucune industrie au monde n'est plus habituée aux normes et aux spécifications que l'industrie informatique. Il est difficile d'imaginer qu'on proteste contre l'introduction d'une nouvelle norme. Mais l'industrie y portera-t-elle attention? Cela dépend principalement de notre capacité à rendre notre marché de consommateurs intéressant aux yeux de ceux qui offrent. Pouvons-nous faire en sorte d'être perçu comme étant obstinément attachés à nos libertés de la même façon que ces autres qui sont attachés aux produits Apple? Sommes nous prêts à nous montrer zélés à propos de la façon dont nous dépensons notre argent? À qui nous le donnons?

Un argument que nous pouvons employer pour convaincre l'industrie consiste à lui rappeler que nous ne sommes pas des consommateurs ordinaires et qu'il est dans son intérêt de porter attention à notre communauté. À titre individuel, famille, amis et voisins nous approchent constamment pour des conseils sur l'achat de produits technologiques. Quelques-uns d'entre nous donnent même ce type de conseils à titre professionnel. Conséquemment, nous valons beaucoup plus que le suggère notre nombre.

Bien qu'il pourrait être avancé que ceux qui ne choisiront que des produits certifiés libres choisiront la marginalité, l'on pourrait également dire que de suivre cette voie pourrait bien être, à long terme, une des meilleures façons de sortir complètement la communauté du logiciel libre de la marginalité. Il n'y a pas d'indépendance sans indépendance financière. Des volontaires qui écrivent des logiciels libres pour remplacer des logiciels non-libres qui réapparaissent sans fin ne constituent pas une alternative économique viable à long terme.

La certification éthique pourrait bien être la façon de rendre à la fois populaire et économiquement viable l'alternative de l'informatique libre.

La consommation éthique ne marche pas

Comme pour toute argumentation, celle que je viens d'avancer dans ce texte repose sur des prémisses qui peuvent ne pas être admises comme universellement vraies. Une de mes prémisses est que la consommation éthique peut marcher, qu'elle aide à acheter en tant que citoyens consciencieux et non pas seulement à titre de consommateurs cherchant inconditionnellement la bonne affaire. Cette prémisse qui dit « la consommation éthique fonctionne » n'a de sens que si l'on croit vraie la prémisse qui veut qu'en plus de fonctionner, elle soit aussi une bonne façon de marcher vers une société plus libre et plus juste. En ce qui concerne le désir de marcher vers une société plus libre et plus juste, en discuter nous transporte entièrement dans le domaine des valeurs, de la morale, de la philosophie politique et des spéculations concernant le futur, là où les arguments logiques sont certainement utiles mais clairement insuffisants.

Conséquemment, si discuter d'une ou de plusieurs de ses prémisses intéressent mes lecteurs, je les invite à me contacter par courrier électronique pour amorcer des échanges qui seront sans doute passionnants, mais ne porteront pas directement sur le sujet particulier qui fait l'objet de ce texte.

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